Le métissage: appréhender la racialisation dans l’histoire de la régulation de la  «mixité» en France

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Rébecca Franco, Euromix PhD Researcher, 15 avril 2019

Affiche datant de 1968, promouvant la lutte contre le racisme et la solidarité avec les travailleurs immigrés.

Depuis les années 1990, le métissage est souvent présenté dans le discours public et politique en France comme l’aspiration du rêve post-raciale.1 Le métissage est un concept spécifiquement français, qui est invoqué pour parler du mélange culturel et « ethnique » ou bien « racial ». Le métissage fonctionne comme indication de l’intégration de différents groupes (non blancs) dans l’identité nationale française.  Toutefois, en même temps, les descendants des migrants (post) coloniaux sont source d’inquiétude dans le dialogue politique et social français. En particulier, les habitants des banlieues marginalisées sont problématisés. Ces citoyens, de leurs côtés, ont exprimé des revendications politiques pour remédier aux inégalités racisées. Cependant, ils ont fait face à un rejet du gouvernement, qui argumente que leurs revendications renforcent les notions d’identité particularistes. Ce qui, dans la tradition française du républicanisme universel, est perçu comme en contradiction avec la culture Française.

Que se passe-t-il ? Dans le pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, tout le monde est censé être égal. Ainsi, les inégalités racisées ne sont pas considérées comme une base valide de revendication politique. Et pourtant, les descendants du peuple dont le travail et les ressources ont contribué à construire le pays, sont marginalisés sur la base de logiques racisées. La liberté est circonscrite, l’égalité différenciée et la fraternité conditionnelle.

Dans ce post, j’entrerai dans les difficultés et défis liés à appréhender le rôle de la « race » et des processus de racialisation en France. C’est ainsi que j’explique et motive mes recherches sur la régulation du « métissage » à une époque où de nombreux immigrants (post)-coloniaux s’installaient en France.

La banlieue

Examinons d’abord la situation actuelle des descendants d’immigrants postcoloniaux en France, afin de mieux en apprehender e les enjeux. Selon l’intellectuel décolonial Achille Mbembe, l’État français a refusé de s’attaquer au problème de la «race», tout en se livrant simultanément à des pratiques de racialisation à plusieurs niveaux dans la société.2 C’est cela qui se manifeste dans les questions relatives aux banlieues. Les banlieues françaises marginalisées sont fortement peuplées par des citoyens français d’ascendance africaine : certains de première génération, mais nombreux sont en France depuis plusieurs générations. Le “banlieusard” [habitants dans la banlieue] est considéré comme “sauvage” au même titre que dans les colonies.3 Il est souvent considérés comme une menace pour la nation, en tant qu’étranger – bien qu’il soit citoyen français.

Les habitants de ces zones urbaines ont entre autres contesté le racisme, la marginalité spatiale, la brutalité policière racisée et le manque d’opportunités. Cependant, ils défendent une place dans la France postcoloniale.4 En ayant assez de la marginalisation à laquelle leurs (grands-) parents ont dû faire face, ils luttent pour la reconnaissance, la dignité et l’égalité.

Du côté de l’Etat et des médias ‘traditionnels’, les banlieues sont présentées et discutées comme un endroit synonyme au crime, désespoir et de troubles. Les problèmes rencontrés dans les banlieues sont plus souvent évoqués en tant que substituts du problème des «immigrés» plutôt que pour résoudre les problèmes des résidents. En conséquence, les zones urbaines sont considérées comme une menace pour la sécurité nationale et les politiques ont principalement été axées sur la répression plutôt que sur les solutions.5 En réaction à la formation d’identités de groupe, le gouvernement s’intéresse à ce qu’ils appellent le «communautarisme» [terme avec connotation negatif pour une séparation sur la base de l’identité du groupe], car les résidents sont accusés d’avoir refusé de s’intégrer.6

Nier la racialisation

Les autorités et les hommes et femmes politiques français utilisent souvent ce refus du communautarisme comme un argument pour nier les expériences particulières de marginalisation fondées sur des marqueurs d’identification, tels que la «race» ou «l’ethnicité». Le terme n’était véritablement devenu courant que dans les années 1990 – en tant qu’alternative «dangereuse» au métissage. Aujourd’hui, le communautarisme est vu comme témoignage du rejet de l’universalisme français. Dans le même ordre d’idées, la «race» ou «l’origine ethnique» n’est pas une catégorie légale ni incluse dans le recensement en France. L’argument repose sur l’idée républicaine française selon laquelle l’universalisme et l’égalité font partie intégrante de la société française.7

Dans un éditorial publié en réponse au référendum organisé en Suisse sur l’interdiction des minarets dans le journal “Le Monde”, Sarkozy (le président à l’époque) a affirmé : « L’identité nationale c’est l’antidote au tribalisme et au communautarisme. […] Le métissage c’est la volonté de vivre ensemble. Le communautarisme c’est le choix de vivre séparément. »8 Alors que le communautarisme est rejeté, le métissage est présenté comme une preuve de l’universalisme français. Par-là, le métissage indique la tolérance (du côté de l’État / de la société française), tandis que le communautarisme indique l’intolérance (du côté de «l’autre»). Dans les deux concepts, cependant, la dynamique historique du pouvoir est niée et, par conséquence, à travers ce discours, l’État français se dégage de toute responsabilité.

Si l’on considère la manière dont les marqueurs d’identification spécifiques – tels que la race – ont joué un rôle essentiel dans la construction de la France moderne, il devient alors hasardeux de les rejeter en tant que catégorie d’analyse et de revendication politique. En conséquence, on a reproché à la politique Française de nier les inégalités historiques, institutionnelles et structurelles fondées sur de tels marqueurs d’identification.9

Alors, comment pouvons-nous essayer de comprendre les processus de racialisation dans le contexte français ?

Recherches sur la racialisation et la mixité

Les difficultés liées à comprendre et étudier la racialisation en général, et en France en particulier, résident dans la flexibilité du concept de «race» lui-même. Stuart Hall a expliqué à quel point la «race» est un signifiant flottant, dans la mesure où le concept a des significations disparates, qui peuvent être activées dans des contextes spécifiques. De même, la «race» peut opérer sous des signifiants cachés qui invoquent des idées de race sans les énoncer. La racialisation secrète ne se limite nullement au contexte français. Cependant, le contexte français dans lequel le discours officiel de la France est tel que les logiques raciales n’a jamais fait partie de la politique et de l’histoire française en raison de son investissement dans l’universalisme, rend de plus important de considérer le caractère flexible de la notion de la “race”.

Les analyses critiques de la narration française qui porte sur l’égalité et l’universalisme exceptionnelle ont affirmé que «l’inassimilabilité» était utilisée comme un moyen d’exclure sur des bases «raciales». Cela a joué un rôle sous le colonialisme : les sujets pouvaient théoriquement devenir citoyens, s’ils étaient suffisamment “évolués”, parlaient un français parfait et agissaient comme de “vrais Français”. En réalité, c’était presque impossible.10 De cette manière, la différence est évaluée par rapport à l’universalité de la France.

En d’autres termes : la France est perçue comme une perfection universelle. Tout le monde est égal, sauf si vous ne pouvez pas adhérer à cette perfection française : vous êtes alors, « inassimilable», différent, inégal (et peut être colonisé).

Dans cette optique, l’intérêt (renouvelé) pour le métissage en tant que marqueur d’intégration et objectif de la post-racialité mérite un examen plus approfondi. En français, contrairement aux termes anglais «miscégenation» et «hybridity», la notion de métissage désigne à la fois le mélange «racial» / «ethnique» comme signifiant culturel du mélange (cela n’est pas surprenant, étant donné le lien historique entre l’assimilabilité en termes culturels et l’exclusion raciale).  Alors que les couples mixtes sont vus comme une mesure de l’intégration, le concept de métissage ne parle pas explicitement de la race car elle est dépourvue de signification biologique dans le contexte actuel.

Reste que la régulation de la «mixité» et des relations mixtes ont joué un rôle central dans la création d’identités et dans l’organisation de la société en fonction de ces identités. Le «mélange» présuppose l’existence de deux parties différentes. Ainsi, la manière dont la «mixité» de personnes est régulé peut aider à montrer comment les frontières sont créées et appliquées. La régulation de la «mixité» comme moyen de créer et de réguler les indigènes et les étrangers, blancs et non blancs, colonisateurs et colonisés, a une longue histoire. La relecture de cette histoire dans son utilisation contemporaine peut aider à comprendre pourquoi et comment l’investissement dans une politique universaliste annule la responsabilité de l’État en matière de régulation racialisée de l’appartenance.

Histoire de la “mixité”

Plusieurs chercheurs ont examiné la manière dont le mélange était régulé à différents moments de l’histoire française à travers le champ colonial français. À l’époque de la colonisation, les autorités préconisaient des relations «mixtes» lorsque c’était perçu comme une solution pratique au désir des hommes, mais il s’agissait surtout de mépris lorsque le racisme scientifique devint populaire à la fin du XIXe siècle.11 Les autorités ont estimé que les enfants «métis» posaient problème, de même que la peur du «métis monstrueux» en tant que danger sans racines et déclassés était perpétuée par l’art et la littérature. Il est intéressant de noter qu’un décret des «métis» dans les colonies datant des années 1930 faisait de la «métisse» la condition pour obtenir la nationalité française par le biais de ce décret.12 Cela montre comment la réglementation de la «mixité» révèle les logiques raciales sous-jacentes d’une juridiction par ailleurs universaliste (au moins sur le papier). En même temps, en métropole, l’immigration n’était promue que dans la mesure où les immigrants étaient assimilables aux Français en termes de fonder des familles.13

Juste avant l’indépendance en Afrique de l’Ouest, Léopold Senghor, intellectuel puis premier président sénégalais, a utilisé le concept de métissage pour plaider en faveur de l’hybridité culturelle comme alternative au nationalisme. Pour des raisons multiples essentiellement liées au rejet par le gouvernement français d’une fédération d’égalité avec les États africains, la notion de métissage a perdu de sa valeur au fil de la décolonisation de l’Afrique de l’Ouest.14

En France, les recherches et les discussions sur le «mélange» ne sont apparues que dans les années 1980/1990. Ces travaux et discussions politiques discutent de la signification du mélange en termes d’intégration des immigrants de deuxième génération. En outre, la crainte des «mariages blancs» rendait particulièrement visibles les familles et les couples mixtes (de nationalité).

En règle générale, les pratiques et les discours en matière de réglementation dépendent des «besoins» spécifiques des différentes autorités à ce moment-là dans le temps et dans l’espace, lesquels n’étaient pas toujours cohérents. Retracer les histoires de la réglementation de la «mixité» montre un champ fragmenté d’anxiétés, de réglementations et de pratiques gouvernementales qui ont créé, protégé et contesté des catégories racialisées et leur appartenance.

Le discours sur le métissage d’aujourd’hui est donc une continuation de l’histoire inconfortable, plutôt qu’une rupture.

Il existe cependant peu de littérature et d’attention sur la réglementation de la “mixité” entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1980. Au cours des trente glorieuses (1945-1975), la France a connu une transformation considérable. Elle est passée d’un empire à un État-nation européen moderne (bien qu’ils aient toujours des départments d’outre mer). Simultanément, de nombreux Nord-Africains et Africains subsahariens se sont installés dans la métropole française, passant de sujets coloniaux à citoyens différenciés en immigrés postcoloniaux. Alors que cette période est considérée comme une période d’immigration ouverte, la réglementation de l’immigration et de l’appartenance nationale est plus complexe et fragmentée. Pendant cette période, les frontières postcoloniales de la France contemporaine ont été tracées. La recherche sur la régulation de la mixite pendant cette période peut aider à comprendre comment la racialisation a joué un rôle. En conséquence, cela peut contribuer à une compréhension plus critique de la discussion contemporaine sur le métissage, le communautarisme et l’appartenance nationale des descendants des immigrants postcoloniaux.

Conclusion

Si aujourd’hui le métissage est considéré comme une solution, les revendications politiques fondées sur la racialisation sont rejetées et la responsabilité de l’État est écartée. Puisque parler de «race» est perçu comme «non français» et que, par conséquence  , les mesures explicites pour s’attaquer au problème du racisme sont perçus comme «non française», nous devons peut-être ouvrir la compréhension plutôt étroite par laquelle on conceptualise le rôle de  la «race» dans l’histoire française, et comment ce rôle est aujourd’hui rappelé et compris.

La recherche sur la réglementation historique de la «mixité» est une piste de recherche fructueuse, car elle peut aider à révéler comment les frontières ont été créées, maintenues et contestées. La lecture de l’histoire de la régulation de la « mixité» dans les discussions d’aujourd’hui peut aider à comprendre la fausse dichotomie entre métissage et communautarisme, à mesure que les processus de racialisation deviennent apparents.